Il est tard, le soleil commence à se coucher, les gens rentrent du travail, pressés mais content pour eux. Il est tard mais je ne m'en rends pas vraiment compte. J'ai perdu toute notion du temps le jour où j'ai posé mes valises à Chino. Déjà trois semaines, une éternité, pour moi et ceux qui me regardent errer dans l'appartement de ma sœur, à attendre que le temps s'emballe pour me sortir de mon calvaire. Je regarde à travers la fenêtre pour guetter le temps qu'il fait, je rassemble mes affaires comme un lundi matin. Parée pour sortir à contre-courant des gens, je remonte les avenues sans savoir où je vais. Mes regards s'accrochent sur des détails qui devraient m'être familiers, pourtant ils ne me disent rien. Ce n'est pas faute d'essayer de les faire parler. Je les interroge du bout des yeux : est-ce que j'aimais cette rue avant ? est-ce que j'ai déjà mis les pieds dans ce restaurant ? ce n'est pas là qu'habitait Madison ? Ils ne me répondent pas vraiment. Je peine à démêler le vrai du faux, les souvenirs de l'instant présent. Je cherche à coller des souvenirs sur le visage des inconnus que je croise, mais eux aussi refusent de s'accrocher. Un peu perdue, j’atterris dans le parc de Chino. Il est à deux pas de la maison pourtant j'ai l'impression d'avoir marché des heures entières. C'est un peu essoufflée que je m'échoue sur un banc près de la fontaine. J'ai rendez-vous avec Prim, je ne sais plus trop pourquoi mais j'ai du promettre de venir. Encore une tentative pour essayer de m'attacher, de me faire cadrer avec un décor poussiéreux. Je sais que la magie ne prendra pas, je suis fatiguée avant même d'essayer. Soudain, je ne comprends plus ce que je fiche ici. Au téléphone, la voix de Prim avait miraculeusement réussi à me convaincre de sortir. Ou alors quelqu'un d'autre avait décidé pour moi ? Oui, ça devait être ça. Après tout je ne sais même plus quel jour on est, ni quelle heure il est; c'est donc bien que quelqu'un a du me pousser jusqu'ici, n'est-ce pas ? Sourcils froncés, je cherche à me rattraper aux branches de mes souvenirs. Encore une fois tout s'emmêle, je ne sais plus vraiment. J'abandonne avant même d'avoir vraiment essayé, je suis fatiguée, toujours fatiguée. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, c'est stupide puisque je ne fais rien. Vide et inutile à moi-même, j'attends que l'on me laisse repartir, pourtant je ne me bats pas vraiment, petit soldat sans autorité, je me laisse portée par les décisions de mes pseudos-supérieurs. Comme Prim, il s'occupe de tout et je finis par le laisser faire parfois, alors que je ne veux pas. Tout est inversé, le monde marche sur la tête et je ne suis pas assez forte pour le faire rouler jusqu'à le remettre en place. Il faudrait que je sois plus forte, beaucoup plus forte. Je sais comment je dois faire, il suffit de mon gonfler de colère. Ouvrir la petite valve sur le côté, celle qui ne se referme jamais vraiment, lui insuffler quelques grammes de colère et le monstre se remettra en route. C'est facile, il suffit de penser à n'importe quoi. Comme aux grilles du parc qui me rappellent que je suis en prison. Voilà, je remets le monstre en route. Encore un peu et... oui c'est bon. Je me remets en marche, finalement je ne veux plus voir personne. Sans plus prêter attention au reste du monde, j'avance, le plus vite possible malgré la fatigue. Mes jambes sont lourdes mais je n'abandonne pas. Je vais franchir le portail du parc. J'y suis presque..

« Leo ? » Je sursaute. Je m'arrête sans me retourner. L'impression amère d'avoir échoué au bord de la ligne d'arrivée, comme une vague qui se casse contre les rochers. Mes tempes battes aux rythmes de mon cœur, un peu trop vite, de façon irrégulière. J'attrape l'air comme je peux, en tremblant un peu. « Qu'est-ce que tu veux ? » J'essaye de rattraper les mots mais ils m'échappent. Ils courent vite et je suis fatiguée. Je pince mes lèvres pour ne pas en dire plus. J'attends que le nuage passe en évitant la douceur du regard de Prim.