other BUSINESS

with Noah Morrisson

dans le bureau d'Eva

Un mot. Un murmure. Peut-être juste un mauvais rêve. Le tic-tac incessant de l'horloge résonnait dans la pièce, incessant, se vantait de savoir faire le temps long. Une éternité dans l'obscurité la plus totale. Et quand bien même l'aube, aux couleurs d'or et d'ambre, traversait les rideaux pour s'insinuer sans contrainte dans la pièce, l'ombre planait toujours ici et là. Persistante, virulente, incertaine, elle était encore bien là, bien accrochée. Elle dominait en reine de toute façon. L'éclat du soleil ne sera jamais maître par ici. Il y a des endroits qu'il n'atteindra jamais, quoi que l'on puisse faire. L'aurore, d'habitude annonciatrice d'espoir et d'un nouveau départ, prenait ce matin-là, une toute autre tournure. Un mot. Un murmure. Peut-être juste un mauvais jour.

Ses yeux ne s'étaient presque pas fermés cette nuit-là. L'âme encore tourmentée, la tête débordante de mauvais souvenirs, de paroles en l'air, de vérités jusqu'ici trop bien cachées. Une migraine prouvant sa fatigue s'installa peu à peu, jusqu'à en devenir désagréable. Mais c'était bien le cadet de ses soucis, à cet instant-ci. Allongée sur le côté, une main sous son oreiller, Eva regardait dans le vide. Bien qu'il y avait des centaines de choses à penser, elle n'y fit rien. Sa tête embrumée et harcelée par les dernières années passées de sa vie l'en empêchait. Comme l'impression d'être dans le brouillard, ne sachant où aller. Pas la moindre étincelle pour la guider, pas la moindre chaleur pour apaiser son chagrin. Elle avait oublié la notion de temps cette nuit, bien que l'horloge fût là, avec ses tic-tacs entêtants. Elle avait presque oublié sa notion spatiale. Suis-je encore vraiment chez moi, pensait-elle parfois. La maison était silencieuse. On aurait pu croire qu'elle fût désertée, fuyant un mal pouvant ronger n'importe quel ménage. On n'en était plus très loin. Eva avait peur de ce silence, qui était incertain et fragile. Mais son coeur s'emballa alors soudainement lorsqu'elle entendit quelques bruits de pas dans le couloir. Ceux-ci s'arrêtèrent au seuil de la porte fermée. Ils n'avaient pas dormi dans le même lit cette nuit-là, et celle d'avant aussi. Eva avait perdu toute notion de courage, elle n'aurait jamais su lui tenir tête. Elle avait donc pris l'initiative de s'installer dans la chambre d'amis, à défaut d'autre chose. La veille, ils s'étaient à peine vus. Peut-être l'ombre de chacun, mais sans plus. Eoin était parti assez tôt, elle avait entendu la porte d'entrée se fermer. Et elle était rentrée le soir, tard, parce qu'elle avait une importante réunion avec le directeur de l'entreprise et ses adjoints. Peut-être qu'à ce moment-là, leurs regards s'étaient croisés, mais l'instant fut des plus brefs, Eva étant incapable de soutenir le sien suffisamment longtemps.

Son coeur battait la chamade. Elle priait intérieurement pour qu'il n'ouvre pas la porte, pour qu'il ne vienne pas la voir. Il toqua une fois, d'une délicatesse qui lui était propre. Sa femme restait muette comme une carpe, sa respiration tremblotante, et voyant qu'il n'y avait aucune réponse, Eoin retournait sur ses pas, et s'éclipsa. Elle, n'avait pas bougé d'un pouce Hormis ses yeux horrifiés et les larmes qui avaient subitement inondées ses joues. Pétrifiée, elle resta une vingtaine de minutes dans son lit. Mais de quoi avait-elle peur ? De se confronter à une réalité qu'elle ne parvenait pas à accepter. Encore il y a deux jours, elle s'était réjouie d'apprendre, bien qu'avec une petite appréhension en arrière-fond, qu'elle était enceinte. Et voilà qu'en quelques mots définis par des pixels, elle voyait sa vie se détruire devant ses yeux. Une désillusion totale. Comme si beau rêve, une utopie de vie de famille, ne faisait que, jusqu'ici, napper un véritable Enfer qui lui semblait insurmontable. Et pourtant, elle était toujours là. Dans la même maison, avec le même homme. Mais autour de ça, il n'y avait plus rien. De temps en temps, elle tentait de se résonner qu'il n'était que question d'hormones, et qu'à un mois de grossesse, ça y allait bon train. Mais même sans bébé en cours de conception, elle aurait été dans un état quasi similaire.

Une fois qu'elle était sûre qu'Eoin était parti - parfois il faisait demi-tour parce qu'il avait oublié quelque chose. Il fallait qu'elle aille travailler. Cela avait bien fonctionné la veille. Avoir la tête dans les chiffres, les contrats et les entretiens étaient une sorte de cache-misère. Elle espérait qu'il en soit de même ce jour-là. La deuxième d'insomnie se faisait ressentir, et bien qu'elle ne fût pas une grande amatrice de café, elle optait pour cette boisson-ci pour son petit-déjeuner. Une fois prête, Eva quittait la maison sans regret. En fermant la porte d'entrée derrière elle, elle espérait y laisser enfermer dedans toutes les raisons d'un chagrin qu'elle n'aurait jamais pensé endurer un jour. Derrière elle, elle enfermait un mot, un murmure, peut-être juste un mauvais rêve.

Elle ajusta son escarpin avant de sortir de la voiture, soupira une bonne fois partout, et entrait dans l'immeuble. Le chef de la sécurité la salua, ainsi qu'à peu près tous les employés qu'elle pouvait croiser. De voir des visages ravis de la voir lui faisait plaisir, et échangea même quelques sourires avec quelques-uns d'entre eux. Une fois dans l'ascenseur, elle monta jusqu'à son département, et à peine eut-elle franchie la limite de la cage d'ascenseur qu'on la saluait déjà et l'inondait de questions. Au départ, Eva reprit du temps à s'y mettre, mais une fois qu'elle s'était remise l'intitulé des dossiers en cours en tête, ses réponses se faisaient vite clairs et précises, tout en ajoutant quelques instructions complémentaires. Elle interrompit un instant cette foulée d'interrogations pour aller poser tranquillement ses affaires dans son bureau, puis retournait dans les couloirs. Jusqu'à ce que sa secrétaire arriva, tout sourire, avec un jeune homme à ses côtés. Il devait avoir 21, ou 22 ans, pas plus.
"Bonjour Eva. Excusez-moi de vous déranger, mais puisque vous étiez assez occupée ces derniers jours, je n'ai pas eu le temps de vous présenter un nouveau stagiaire, Charlie Ambrose. Il sera dans le département pour les trois prochains mois." Eva esquissa un sourire, et hocha la tête en guise de salut, et le dénommé Charlie ne tarda pas à tendre la main pour serrer celle de son cadre de stage. "Vous êtes à quelle université, Charlie ?" demanda-t-elle, curieuse. " Newark, Madame." Ses yeux s'écarquillèrent "Vous venez du Delaware, sérieusement ?" Pendant leur échange, la secrétaire s'excusa de partir, pour retourner à ses tâches. "Oui, Madame." " Et quelles ont été vos motivations pour venir jusqu'ici ?" Charlie ne tarda pas à répondre. " Nous devions réaliser un exposé sur un projet financier d'une entreprise de notre choix, et en cherchant, je suis tombée sur la vôtre. Et de fil en aiguille, et aussi grâce à votre accord, j'ai pu avoir une place ici." " Et au niveau du logement, vous avez trouvé quelque chose ?" "Oui, mon oncle m'héberge le temps que je suis ici." La consultante financière sourit, satisfaite qu'il ait pu trouver un toit durant son stage. " Tant mieux pour vous. Parce que trouver un logement pour une durée déterminée sur la côte opposée en tant que stagiaire, c'est pas donné. Autant le dire, dans ces cas-là, les agents immobiliers sont assez chiants." dit-elle en plaisantant (mais ce n'était pas faux). " Vous avez une idée vers quel secteur vous tourner pour la suite de vos études, ou bien ?" "J'aimerais beaucoup travailler dans les finances, mais je n'ai pas encore songé à un poste exact, c'est pourquoi j'ai choisi ce lieu. J'ai trouvé vos projets financiers intéressants, et j'aimerais en savoir plus sur la manière dont vous procédez ici." Eva rit brièvement. " Après, il faut savoir que ce n'est pas que mon boulot, et que toutes les personnes qui bossent sur l'étage travaillent d'arrache-pied pour qu'on reste bien dans le vert tout au long de l'année. Si je veux peux vous donner un conseil, faites preuve d'ambition. Nous avions eu des projets farfelus qui empêchaient les patrons de dormir, et qui ont pourtant marché, donc bon. Dites-vous que de temps en temps, il faut prendre quelques risques pour avancer." lui conseilla-t-elle.

Suite à cette petite discussion, Eva appela un des comptables pour qu'il prenne en charge, au moins pour la journée, le jeune stagiaire. Elle promit à ce dernier qu'elle lui fera un planning, trouvera toujours quelqu'un pour l'encadrer, en lui expliquant qu'il n'y avait pas beaucoup de stagiaires qui passaient par ici. Beaucoup de dossiers avaient du mal à monter jusqu'aux finances. Et les rares qui venaient était des fils à papa plein aux as. Et c'était leur seul point fort, l'argent. Parce que ces gamins-là étaient dénués de tout bon sens, et leur QI était certainement dans le négatif. Eva était contente d'avoir un jeune qui semblait fiable et motivé, ça allait changer des mauvais souvenirs. Pendant que le comptable se présentait, et commençait à emmener Charlie pour lui faire mieux visiter l'étage, Eva les coupa dans son élan. "Ho et, Charlie. Par pitié, ne m'appelez pas Madame, je ne suis pas encore une vieille peau. Comme tout le monde ici, appelez-moi Eva. Et si jamais il y a un soucis pour vos plannings ou des questions plus pointus, ou si vous voulez consultez des dossiers, n'hésitez pas à venir me voir. Aux dernières nouvelles, je ne mange pas."

Aussitôt, la secrétaire, Autumn, vint vers sa supérieure lui faire rapidement un résumé de la journée, surchargée de rendez-vous. Voyant ceci, elle levait les yeux, et demandait, de manière ironique. "Sinon, quand va-t-on me laisser faire mon travail ?" "Il y a juste Mr. Speirs qui a du annulé, il a du prendre l'avion pour New York parce qu'il y avait eu un scandale dans son entreprise." "Oh bah, on saurait ce que c'est demain, dans les journaux. Sinon ?" "Mr. Morrisson, le commercial pour les matériaux viendra d'ici une heure normalement." "C'est pour le projet Priker, c'est ça ?" "Et pas que. Pendant votre réunion, Mr. Taylor est passé en disant que la rénovation des bureaux va remonter jusqu'ici, et il aimerait que vous négociiez avec Mr. Morrisson pour voir s'il peut ouvrir un dossier de commandes pour nous et que vous lui transmettiez ses coordonnées." "Mais je les ai fait refaire il y a deux ans, il abuse un peu là." " Il a dit vouloir harmoniser les offices." "Et moi je vais venir lui harmoniser autre chose, tiens." rétorqua Eva d'un ton grave. Autumn riait bouche fermée, et attendait ce qu'allait dire la consultante financière. "Je vais voir ce que je peux faire, sinon, il ira se débrouiller tout seul. On finalise déjà le projet pour  l'entreprise Piker, on verra pour les autres après." La secrétaire hocha  la tête, rieuse du comportement quelque peu têtu d'Eva. Ca lui arrivait, de temps en temps. Ses collègues des autres départements voulaient souvent l'embobiner pour qu'elle fasse plus de choses, mais on l'avait rapidement respecté suite à ses refus consécutifs et la notoriété qu'elle avait pu se construire ici. Eva se dirigea ensuite vers son bureau, histoire d'au moins y allumer son ordinateur. En chemin, elle demanda à Autumn si on pouvait lui ramener un café, et qu'il ne fallait pas nécessairement attribuer à cette tâche. Il n'était pas venu ici pour faire serveur non plus.

S'installant sur sa chaise de bureau, elle alluma donc son PC, gribouillant quelques notes sur une feuille de brouillon qui faisait office de pense-bête, et mit une paire de lunettes sur le nez (elle les mettait uniquement lorsqu'elle utilisait son ordinateur). Faisant rouler son siège jusqu'à une de ses étagères, elle y prit un classeur qu'elle déposa sur son bureau. La pièce était assez grande, mais pas immense non plus. Elle avait la change d'avoir une grande baie vitrée, comme la plupart des bureaux et salles de réunion de l'immeuble. Les couleurs étaient sobres, Eva ayant juste opté pour du parquet au sol. Elle était dos aux vitres, ne désirant pas se laisser ensorceler par la vue modeste qu'offraient ces dernières. On toqua à la porte, et l'un de ses collègues lui apporta un café bien chaud, Eva le remercia sincèrement, et attendit qu'elle fût à nouveau seule dans son bureau pour déposer la tasse sur la table, et pousser un grand soupir. Bien sûr qu'elle était tracassée, bien sûr qu'elle avait autre chose à penser que les projets prévus par l'entreprise. Elle aurait pu encore sangloter à ce moment-là, mais Eva ne tenait vraiment pas à faire transparaître ses problèmes conjugaux, encore moins crier sous ces toits qu'elle attendait un enfant. Elle n'était qu'à un mois de grossesse, elle avait encore le temps. Et pour l'instant, de ce côté, ça se passait plutôt bien. Pas de nausées, pas de vomissements, pas de chute de tension ou d'envie particulière. Juste un manque d'appétit, mais rien de plus. Pendant qu'Eva se frottait les yeux, signe de fatigue, Autumn toquait à la porte, et l'ouvrit presque instantanément, gardant la main sur la poignée de cette dernière. "Eva, je voulais juste vous dire que Mr. Morrisson vient d'arriver dans le bâtiment, il ne devrait pas tarder à arriver." Elle prit quelques secondes avant de répondre "Très bien, accueillez-le et menez-le directement à mon bureau. Merci, Autumn."