i was lost to my own device
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La salle n’était pas particulièrement pleine en ce jeudi après-midi. A vrai dire, peu de gens étaient présents pour la réunion de soutient. Sans doute était-ce du à l’heure : quinze heure était, pour la plupart de la population, une heure de travail, surtout en pleine semaine. Pourtant, Rory qui n’était pas contre un après-midi de travail intensif avait été envoyé ici, par Will, son meilleur ami, dans l’espoir qu’il accepte enfin un traitement. Mais Rory n’y allait simplement qu’à cause de l’arrangement idiot qu’il avait accepté avec ce traitre de Will. S’il avait pu, il serait resté sur son ordi à chercher de meilleure mise à jour que ces petits rats de labo ne lui avaient proposé. Près d’une table où trônaient quelques cookies desséchés et du café froid, Rory attrapa un verre d’eau dans l’espoir que celui-ci est au moins un goût convenable. Il se tenait à l’écart du groupe, observateur, détaillant chaque personne. Il ne voulait pas être là, et tout chez lui le laissait deviner. Non, il ne chercherait pas à faire d’effort, non il n’était pas malade, juste porté sur la chose, mais qui ne l’était pas ? Il laissa traîner son regard curieux sur ceux qui peuplaient la salle en ce jeudi après-midi. Quelques jeunes –plus jeunes que lui pour la plupart- et puis des plus vieux ; une cinquantaine d’années, décréta-t-il. Les filles présentes n’avaient rien d’exceptionnel ce qui rendait son challenge –la non-séduction- d’autant plus facile. Pourtant, à peine avait-il relevé ce détail, qu’une brunette à la beauté éminente fit une timide entrée. En étudiant de plus près son visage, il eut cet étrange sentiment de déjà-vu. Ou était-ce de la familiarité ? En effet, un éclair le traversa lui rappelant le souvenir de ce visage : Vayentha Coates. Vayentha aussi connu sous le diminutif Vaye, anciennement très bonne amie de sa propre sœur et une camarade de jeu pour lui lorsqu’ils étaient enfants, et même adolescent. S’il avait été sincère avec lui-même, il se serait aussi rappelé son incroyable béguin pour cette jolie brune. Il ne bougea pas, resta où il se trouvait, espérant secrètement qu’elle vienne vers cette table. Il ne se posa pas la question de sa venue, oubliant totalement le lieu où il se trouvait. D’ailleurs, ses vieux démons commençaient à le démanger : elle était une véritable tentation, une friandise secouée sous le nez d’un bambin. Toutefois, ses prières semblèrent s’exaucer car la demoiselle vint directement poser un appétissant brownie sur cette table qui manquait affreusement d’appétence. « Bonjour Vayentha. » dit-il en lui tendant la main. « Rory, Rory Finnegan, de Chino. On traînait ensemble avec ma sœur Ciara quand on était gosse. » ajouta t-il avec toute l’assurance du monde que la réussite lui avait apporté.

Quinze heures pétantes et Vayentha franchissait les portes de la salle de conversation de sa démarche pleine d’entrain qui ne la quittait jamais lorsqu’elle venait ici. Elle aimait à se convaincre qu’elle était réellement enchantée de venir ici, toute coquette et guillerette. Qu’il n’y avait rien de plus fabuleux que de se lever à sept heures du matin pour s’arracher les cheveux devant la multitude de choix qui s’imposaient à elle - carrot cake ou muffins ? cupackes ou brownie ? robe ou jupe ? chignon ou queue de cheval ? Que rien ne lui semblait plus naturel que de passer la matinée à réfléchir à ce qu’elle dirait au groupe - oui, absolument, un chien ! C’est un énorme progrès, n’est-ce pas, Phil ? - et aux excuses qu’elle inventerait peut-être pour se donner bonne conscience - non, je n’ai pas pu joindre l’université, nous avons un problème de téléphone à la maison, Bob. Et au final, peut-être que tout cela n’avait rien d’une contrainte pour une jeune femme qui n’avait rien d’autre à faire de ses journées que préparer sa prestation de l’après-midi. C’était, au contraire, ce à quoi elle attachait le plus d’importance. Être jolie, présentable, irréprochable, exemplaire, et moins pitoyable qu’au départ. Montrer qu’elle déployait une énergie colossale à écouter les conseils de chacun - bien qu’elle n’en fît en fait rien -, régaler les plus gourmands, attendrir les plus émotifs et convaincre les plus sceptiques.
La séance de quinze heures était discrète, presque intime, mais elle n’en perdait pas moins de son importance. Alors Vaye avait confectionné un brownie qu’elle apporta jusqu’à la table tout en saluant les personnes qu’elle reconnaissait. Et à la table, elle trouva une nouvelle tête, qui lui était particulièrement familière, mais dont elle ne devait pas la familiarité aux groupes de soutien. Elle tenta de creuser dans sa mémoire pour mettre un nom sur ce visage presque arrogant, mais rien ne vint. Elle se demanda si les quatre dernières années lui avaient également valu un lavage de cerveau pour ne pas être capable de se souvenir d’un simple nom et la frustration commença à l’envahir. Et puis une idée plus sournoise encore lui traversa l'esprit. Peut-être avait-elle seulement l’impression de reconnaitre cet homme. Peut-être n’était-il rien d’autre qu’une tentative de son esprit de se rassurer, de se dire qu’il y avait eu d’autres hommes dans sa vie et qu’ils lui avaient un jour inspiré confiance. Cet homme était un illustre inconnu, conclut-elle en arrangeant le plat du brownie pour se donner une contenance et éviter de fixer trop longtemps cet inconnu. Et puis ledit inconnu tendit subitement une main vers elle et elle se surprit à la saisir - sans grande conviction, certes, mais tout de même - lorsqu’il prononça son nom. « Rory, Rory Finnegan, de Chino. On traînait ensemble avec ma sœur Ciara quand on était gosse. » « Oh, » s’entendit-elle lâcher tout en serrant cette main avec une vigueur nouvelle, refusant même de la lâcher tout de suite tant le soulagement de ne pas être encore tout à fait folle occulta tout le reste. « Oh, » répéta-t-elle, prise de court, avant de poursuivre. « Eh bien, ça fait... longtemps, Rory. Et... Et ça fait plaisir, bien sûr. » Elle sentit un certain inconfort s’emparer d’elle à mesure qu’elle constatait toute la confiance qui émanait de son interlocuteur. Elle eut soudain honte de se trouver face à lui, lui qui devait travailler là, au milieu de tous ces tarés, histoire de leur refiler un peu de son assurance. Elle eut envie de faire volte face et sortir de la pièce dans l’espoir de lui laisser croire qu’elle était une simple bénévole qui remplissait les ventres du centre, pas une dégénérée, mais Vayentha ne fuyait plus. Elle assumait sa condition. Enfin du moins, elle essayait. « Je ne savais pas que tu travaillais ici. Si j’avais su, je me serais invitée à tes réunions. »

La surprise de la jeune femme ne l'étonna pas. Depuis son départ de Chino, un changement radical chez lui s'était opéré. Il avait grandit, s'était doucement musclé et avait pris en carrure. Il avait appris à prendre soin de lui et de son apparence comme le prouvait ses vêtements et sa coupe de cheveux. Ce qu'il était avant : un petit garçon rond, qui osait à peine sourire avait disparu, ou du moins se trouvait bien enfoui en lui. Rory lui lança un sourire avenant alors que timidement elle lui disait que cela lui faisait plaisir. Le ton qu'elle employa le fit douter de cette déclaration mais il ne releva pas. Et puis vint le choc : celui du souvenir de l'endroit dans lequel ils se trouvaient. La honte s'empara de lui, alors qu'il tentait de maintenir la face. Qu'allait-il lui dire ? Lui révéler que sa présence relevait d'une addiction au sexe plutôt dérangeante la ferait fuir en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Alors quoi ? Mentir ? Lui dire qu'il n'est qu'un simple bénévole ? Il pesa pendant quelques secondes le pour et le contre, mais Vaye coupa court à toutes autres réflexions. La chaleur et la sincérité qui se dégageait de ses propos le laissèrent un instant coi. Il ne pouvait décemment pas lui mentir. Il se racla la gorge, alors un peu gêné et décida de rester évasif. « J’aurais fait un piteux psychologue si tu veux mon avis. » dit-il dans un sourire. « Je ne suis là que pour traiter mon... problème. » ajouta-il, arrachant ce dernier mot de sa bouche, qui lui écorchait le coeur.  Il n’était pas malade. « Et toi, qu’est ce qui t’amène ici? » demanda t-il tout en lorgnant sur le gâteau de Vayentha, histoire de ne pas lorgner sur autre chose. Rory pensa qu’il était bien étrange pour deux anciens amis de se retrouver ici. A vrai dire, il se serait attendu à revoir Vayentha lors du mariage de Ciara, ou même lors d’une quelconque fête des anciens. Mais il n’en fut rien, et tout au long de ces années, bien que le souvenir de la belle mademoiselle Coaste lui traversa l’esprit de temps à autres, il ne chercha pas à la revoir. Parfois Madame Finnegan évoquait des anciens élèves de l’école de Chino, mais il semblait à Rory que le nom de Vayentha ne vint que rarement s’introduire dans la conversation. Un sentiment étrange l’envahit alors qu’il détourna ses yeux du brownie pour les poser sur ce joli visage. Etait-ce de la tristesse, de l’amertume ? Il n’en était rien, et bien que le jeune homme n’avait encore rien ressenti de tel, il identifia facilement la mélancolie de cette relation. Ca n’allait pas être cette rude période de l’enfance et de l’adolescence qu’il allait regretter, mais bien cette jeune femme qui avait certainement fait de cette rude période pour lui, un moment plus doux.

L’inconfort se transforma rapidement en un réel malaise que rien ne parvint à apaiser, pas même le fait qu’elle connaissait Rory et savait qu’il ne la jugerait pas et puis de toute façon il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle elle était là alors tout allait bien, n’est-ce pas ? Et puis même s’il le savait, nom d’un chien, elle n’avait rien à se reprocher. Elle était irréprochable, elle faisait tout, tout, tout pour devenir la jolie fille on ne peut plus normale dont un joli garçon on ne peut plus normal comme Rory tomberait amoureux en un claquement de doigts. Dommage, cependant, qu’elle ne fût pas normale. Et dommage, également, qu’elle ne souhaitât plus que quiconque tombât amoureux d’elle.
Elle fut vite ramenée sur terre lorsqu’il prononça le mot problème. Et cela changea tout. Il était là, tout comme elle, parce que c’était un dérangé, et cette pensée ne la rassura guère, bien au contraire. Il avait un problème. Un problème dont elle n’avait pas le droit de le forcer à parler - c’était impoli, voyons, et s’il y a bien une chose que Vayentha Coates n’était pas, c’était impolie - mais sur lequel elle se renseignerait du mieux qu’elle le pourrait. En toute légitimité, bien sûr. Elle avait le droit de vouloir comprendre ce qui se passait dans la vie de quelqu’un avec qui elle avait partagé son enfance, n’est-ce pas ? Elle se demanda s’il était dangereux. Tant pour son intégrité physique que pour sa tête qui était encore à moitié retournée et partiellement endommagée. Elle était bien culottée, remarqua-t-elle, de s’imaginer qu’il était dangereux pour elle quand on savait quel danger elle était pour elle-même. Elle recula néanmoins d’un petit pas, au cas où, même si c’était stupide, Vayentha, nom d’un chien, et pas délicat du tout, espèce d’idiote, mais lui lança un petit sourire amusé lorsqu’il lui demanda à son tour ce qui l’amenait ici. Elle se redressa, bien droite sur ses petites jambes, la tête bien haute comme une grande fille et la mine bien avenante comme on lui l’avait recommandé. « Eh bien figure-toi que je suis aussi là pour traiter mon problème. » Elle marqua une pause avant de reprendre, mue par une soudaine confiance en elle - totalement injustifiée, cela dit. « Enfin, pour tout te dire, je finis de traiter mon problème. C’est en très bonne voie, je suis tout à fait normale. » Elle hésita à continuer, se demanda s’il voulait en savoir plus ou s’il se montrait simplement poli, et décréta qu’il s’en fichait et qu’il n’était donc pas nécessaire d’entrer dans les détails. S’il se montrait sincèrement intéressé, elle lui expliquerait tout, car elle n’avait pas honte, bien sûr que non, voyons. Mais son histoire n’avait rien de palpitant, alors il était préférable d’épargner Rory et d’éviter de le faire mourir d’ennui tout de suite. Elle était incohérente, déraillait, se persuadait qu’elle allait bien quand ses propres pensées lui rappelaient qu’elle n’accordait aucune importance à son histoire, et voilà que cela lui en faisait oublier les bonnes manières. Elle se ressaisit alors et attrapa le plat sur lequel trônait son brownie, qu’elle lui présenta avec un nouveau sourire détaché. « J’ai fait un gâteau, tu en veux une part ? »

Rory avait su très vite que la jeune femme était là pour la même raison que lui. Les bénévoles, de ce qu’il avait pu observer, se déplaçaient avec assurance, venaient à la rencontre des gens, discuter avec eux, au contraire de Vaye qui semblait le faire avec politesse et non entrain : ce qui l’avait aisément mis sur la piste d’un patient. Mais lui-même étant un malade, il n’était pas là pour la juger. D’ailleurs il n’en avait même pas eu l’idée. La seule chose qui occupait son esprit se trouvait être l’irrémédiable attirance qui lui portait et qui l’empêchait de se concentrer correctement. « Ah, tu as bientôt fini ? Tu es une veinarde dis moi... » répondit-il, alors que nerveusement ses yeux fixaient par alternance régulière, les lèvres, la poitrine et les yeux de Vayentha. « J’ai quelques difficultés à gérer ma vie en ce moment pour être sincère... » lui confia t-il, ce qui était étonnant. Rory n’avait jamais été de ces gens qui s’épanchent facilement. Il envoya un sourire chaleureux quand même, bien qu’on y décelait une pointe de tristesse. « Mais trêve de jérémiades, je ne vais pas me plaindre de ma vie. » Il détourna finalement le regard, gêné. Pourquoi avait-il fait de telles confidences ? Que lui était-il passer par la tête ? Surtout qu’il était de notoriété publique que sa vie partait en miette. Seule son entreprise et son compte en banque se portaient bien. Mais que savait-il des traumatismes ou des problèmes de Vaye ? Rien, alors, par précaution, il n’avait pas le droit de se plaindre. « Ca serait avec plaisir que je goûterait à ton gâteau. Il a l’air très bon » ajouta t-il, sincère. Alors qu’il l’observait découper le gâteau, il but quelques gorgées d’eau, tentant de garder le contrôle : il ne devait pas la séduire, pas la toucher. Rory accepta la part du brownie, qu’il dégusta lentement. Le goût de cette petite pâtisserie brune valait tous les orgasmes du monde (ou presque). Il félicita Vaye « Wahou, c’est... Hmm.. Super bon ! » Il avala un autre morceau. « Je n’ai jamais eu affaire à un brownie aussi bon. » Il finit la pâtisserie d’une seule traite et se permit d’en reprendre un bout après un petit regard interrogateur à Vaye. « Si tes brownies ont ce goût, je n’ose pas imaginer le reste de tes plats.. Où as tu appris à faire ça ? Tu es une professionnelle ? »

Vayentha se trouva plutôt stupide, à proposer ainsi de son fichu gâteau, mais c’était la meilleure chose à faire. N’aborder que des sujets légers, rester détachée en toutes circonstances, se mettre en avant le moins souvent possible. Elle était très douée à ce jeu-là. Et c’était d’autant plus facile qu’il paraissait à peu près aussi enclin qu’elle à traiter de sa petite vie. Elle essaya de ne pas s’affoler en voyant le regard de Rory s’illuminer d’une lueur étrange alors qu’il la scrutait, elle essaya vraiment d’ignorer le sentiment alarmant qui s’empara d’elle, mélange de panique et de totale perplexité, et elle se demanda à quel moment exact de sa vie elle était devenue une vraie petite prude. Elle connaissait la réponse, bien sûr. Tout le monde la connaissait, sauf l’homme qui se tenait face à elle et croquait dans son gâteau comme s’il n’avait attendu que ça toute sa vie. Et elle le regarda alors avec des yeux écarquillés, franchement peu habituée à recevoir autant de compliments en un quart de seconde, surtout en ce qui concernait ses talents culinaires. Elle sentit son sourire, qui ne l’avait jusqu’alors pas quittée, s’affaisser lentement pour laisser place à une expression de gêne pure et simple. Elle n’était pas certaine d’avoir jamais entendu un tel enthousiasme émaner de quiconque plantait ses dents dans un de ses gâteaux, et elle ne put s’empêcher de penser qu’il n’y avait donc pas grand-chose de sincère dans un tel éloge. Et pourtant, pourtant, elle avait envie d’y croire et de s’octroyer au moins le bénéfice du doute. Elle sentit ses petits muscles tout crispés se détendre peu à peu tandis qu’il manifestait de plus en plus d’admiration et ce fut sans doute les paroles de trop. Elle se sentit obligée de l’interrompre au moment où il lui demandait si son métier consistait à nourrir de pauvres personnes innocentes avec les immondices qu’il lui arrivait fréquemment de produire. Il avait peut-être apprécié le goût de cet insignifiant brownie, mais cela ne faisait pas d’elle un chef cuisinier pour autant. Bien au contraire. Cette simple idée relevait de l’abomination. « Arrête, ça n’a rien de sensationnel. » Elle avait eu l’intention de parler sèchement, et pourtant c’était une petite voix flûtée qui s’échappa d’entre ses lèvres, toute haut perchée et intimidée et flattée et aussi modeste qu’une Vayentha en quête d’approbation pouvait l’être. « Je ne travaille pas dans la cuisine. En fait, je ne travaille pas du tout. Du coup j’ai eu pas mal de temps ces dernières années pour apprendre quelques trucs basiques. Je passe mon temps à cuisiner et c’est devenu un peu comme une addiction... si tu vois ce que je veux dire. » Elle se retint de lui préciser que son dernier copain en date estimait que de toute manière elle n’avait sa place que dans une cuisine histoire d’améliorer ses capacités bien médiocres. Et elle se retint par conséquent de préciser qu’elle était plutôt d’accord avec ledit dernier copain en date. En fait, elle se retint d’ajouter quoi que ce fût. Elle lui adressa un sourire timide en le voyant mastiquer avec entrain son morceau de gâteau et il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle était en train de le fixer de manière totalement éhontée. Elle se ressaisit et, pour se donner un semblant de contenance, ajouta finalement, quelque peu maladroitement : « Enfin, ça ne veut pas dire que je suis bonne à ça pour autant. Mais je suis vraiment, vraiment, vraiment contente que tu aimes. Du coup, si tu veux, il parait que mes lasagnes sont pas trop mauvaises... » Mensonge, bien sûr, elles étaient ignobles, ces lasagnes, comme avaient dû l’indiquer l’hésitation et la timidité qui noyaient sa voix, mais aucun autre plat ne lui était venu à l’esprit et c’était étrange car elle ne pouvait plus penser aux lasagnes sans se dire qu’elle était de la merde et voilà qu’elle offrait l’opportunité à quelqu’un d’autre de lui dire qu’elle était de la merde. Elle se félicita de ne pas l’avoir explicitement invité. Elle se félicita de ne pas lui avoir proposé de se pointer ce soir-même - comme elle avait initialement prévu de le faire - pour déguster ses saloperies et en finir pour de bon avec son ego. Elle ne se félicita néanmoins pas d’avoir ouvert la bouche. Elle ouvrait toujours la bouche sans réfléchir et voilà où ça la menait. Au ridicule. Elle sentait bien que quelque chose dans leur façon d’interagir, dans son comportement à elle, dans son comportement à lui aussi, avait basculé dès le moment où le sujet de conversation avait changé, mais elle n’aurait su dire quoi ni pourquoi ni comment ni si c’était bien ou mal. Elle savait juste qu’elle ne tournait pas rond et que lui non plus.

Elle paraissait si peu sure d’elle et pourtant très spontanée. Elle n’essayait pas de se faire passer pour quelque chose qu’elle n’était pas, pensa Rory. A vrai dire, elle semblait aux antipodes de Leigh, ce qui était rafraichissant. Il l’observa refuser ses compliments, lui expliquer que la cuisine n’était pas sa profession juste un passe temps… Mais alors qu’elle parlait, parlait et parlait, il ne pouvait s’empêcher de constater sa beauté, de la désirer, de la mémoriser. Ses souvenirs de Vaye ne se résumaient qu’à une petite tête brune. Celle d’une enfant mignonne mais banale. Aujourd’hui, la chenille avait laissé place à un véritable papillon dont la beauté était présente, mais dont Rory pouvait aussi deviner la fragilité. Que s’était-il passer durant toutes ces années ? Qu’était advenu de la charmante Vaye ? Mais surtout –la question qui le taraudait sans doute le plus- que faisait-elle ici ? Si les problèmes des autres participants n’avaient rien d’intéressants à ses yeux, celui ou ceux de Vayentha prenaient soudainement une importance démesurée. Des théories farfelues naissaient dans sa cervelle, puis se déconstruisait alors que la jeune femme continuait de lui expliquer différentes choses à propos de son talent culinaire. Pour être sincère, Rory avait légèrement décroché, préférant s’attarder sur ses différentes thèses –ou sur la poitrine de Vayentha. Ce n’est que lorsque elle impliqua dans son discours l’idée déguisée d’une invitation –quelque chose à propos de lasagnes- que Rory se replongea dans la conversation. « Des lasagnes ? Je dois avouer que ça fait une éternité que je n’en ai pas mangée et je serais ravi de goûter aux tiennes. » Répondit-il, un sourire presque carnassier apparaissant sur son visage. « Dis moi quand et où, et je viendrais avec plaisir. » Il avait décidé, derechef, qu’elle l’avait invité. Pas forcément un rendez-vous galant, mais peut être de simples retrouvailles. Quoiqu’il en soit, bien qu’elle ne l’ait pas dit clairement, Rory, lui, l’avait compris ainsi, et il espérait de la part de la brunette qu’elle l’ait aussi envisagé ainsi. Il continua de lui sourire chaleureusement et ajouta. « Si tu avais été une professionnelle, tu peux être sure que j’aurais demandé tes services… » Remarquant soudainement le côté ambivalent de sa réflexion, il ajouta « Pour mes réceptions je veux dire. »

Vayentha se sentait passablement stupide, à se tenir là et à tenter de gérer une situation qui lui échappait manifestement. La prestance de Rory la désarçonnait, ses regards insistants sur certaines parties de son corps la troublaient et elle faillit se mettre des gifles quand elle divagua et alla jusqu’à lui proposer implicitement de se revoir. Vaye était stupide. Et ridicule. Et incroyablement gênée. Elle ne savait pas comment se dépêtrer de cette mésaventure et s’obstinait à faire comme si elle n’était pas une pauvre gamine perturbée qui était en train de perdre pieds. Elle ne l’intéressait pas. Il était suffisamment poli pour prétendre prêter attention à ce qu’elle disait mais il n’y avait rien d’intéressant dans ce qu’elle disait, alors comment diable aurait-il pu feindre davantage l’intérêt ? Elle s’en voulut d’essayer ainsi d’accaparer une attention bien peu commode et se promit d’inverser la tendance. Vite. Très vite. Quitte à se taire. Elle avait l’habitude de se taire, après tout, non ? Elle avait passé quelques années à se taire. On l’y avait bien aidée, et, pour une fois, elle en était reconnaissante. Et elle était reconnaissante à Rory de s’évertuer à prétendre qu’il crevait d’envie de goûter sa saloperie de bouffe. Mais elle préféra mettre fin à son calvaire au plus vite.
Elle était tellement obnubilée par son inconvenance, à vrai dire, qu’elle ne saisit le double sens des ultimes paroles du jeune homme qu’au moment où il se reprit, et elle faillit s’étrangler de stupeur. Ce ne fut alors qu’à ce moment qu’elle perçut sous un nouveau jour les petits coups d’oeil vers sa gorge pourtant chastement couverte. Elle écarquilla les yeux et recula à nouveau d’un pas dans une attitude pudibonde des plus comiques. Et pourtant, il n’y avait pas grand chose de comique dans ce qui se passait dans sa tête. Après plusieurs longues semaines passées à s’efforcer de se reconnaitre un semblant de valeur, voilà qu’on la regardait une nouvelle fois comme une sorte d’objet dont on pouvait disposer à souhait. Elle se détesta de raisonner ainsi mais en voulut plus encore à Rory de lui faire un tel affront. Il lui fallait cependant rester polie et rattraper son petit geste de recul absolument méprisable tout en remettant sobrement les pendules à l’heure. « Oh, je suis désolée, j’ai parlé sans réfléchir. Je vis de nouveau chez mes parents et je ne suis pas sûre qu’un repas avec eux serait si plaisant. » Voilà. Elle avait lâché l’argument des parents, cela freinerait même le plus émoustillé des étalons. « De toute façon, je ne suis même pas sûre qu’ils approuveraient. C’est un peu tôt. » Trop préoccupée à se trouver des excuses, voilà qu’elle en révélait un peu trop à son sujet. Elle avait de profondes envie de disparaitre dans un trou pour ne plus jamais refaire surface mais préféra sourire comme s’il s’agissait d’une remarque anodine qui n’indiquait en rien que ses parents avaient repris le contrôle de sa vie et préféraient - tout comme elle- qu’elle évitât de fréquenter quoi que ce fût muni d’un phallus. Elle inclina alors légèrement la tête sur le côté pour indiquer que venait de naitre en elle un intérêt tout particulier pour l’activité professionnelle de son interlocuteur et s’empressa ainsi de détourner le sujet. « Mais on ne fait que parler de moi, désolée. Des réceptions, tu dis ? Tu as ta propre entreprise ? » s’enquit-elle d’un ton poli sans réellement savoir s’il s’agissait ou non d’une de ces questions dont on est censé connaitre la réponse sous peine de passer pour un inculte.

Rory tentait par tous les moyens d’arrêter ses regards intempestifs, de se contrôler et de ne pas se laisser envahir par un désir bouillonnant. Mais c’était dur. Comme renier sa propre nature. Et il se savait inconvenant, ce qui le mettait dans l’embarras, car il paraissait clair que Vaye ne le regardait pas dont lui le faisait. Elle valait mieux que ça. Alors forçant ses yeux à s’attarder sur le visage de la jeune femme plutôt que sur sa poitrine, il se concentra sur la conversation.
Et soudain, plus d’invitation, plus de dîner, de retrouvailles ou de lasagnes. Le jeune homme ne se départit pas de son sourire chaleureux, bien qu’une certaine déception s’infiltra dans son cerveau. Sans doute en avait-elle assez de ses manières de goujat, de lourdingue et de pervers. Sans doute avait-elle repéré ses yeux traînant sur ces atours, son regard bouillonnant, ses idées carnassières. Une nouvelle émotion s’empara de lui : et cela ressemblait bien à de la gêne. Il répondit d’un ton doux, tentant de contrôler les premiers symptômes de ce sentiment désagréable. « Plus tard, ces lasagnes pourront attendre. » Rory avait compris dans toute cette peine que se donnait Vaye à trouver une excuse, qu’il y avait un traumatisme, quelque chose lié aux hommes qui la rendait si méfiante.  La question qu’elle posa ensuite l’intrigua : bien que sa relative célébrité ne nourrissait pas son orgueil, il fut curieux de connaître comment elle pouvait l’ignorer. Peut être n’utilisait-elle pas internet. « Effectivement j’ai mon entreprise. Je suis le créateur d’un réseau social concurrentiel à Facebook. » répondit-il humblement. « Je me dois donc de faire des réceptions pour les publicitaires, fêter le nombre de membres, différentes choses… » Il ne souhaitait pas faire étalage de sa réussite –cela n’avait jamais été dans son caractère- mais d’expliquer à haute voix ce qu’il faisait dans la vie, lui donnait l’air d’un type vaniteux. Alors, impulsivement, à la fois pour rattraper son comportement, et faire disparaître sa déception, il l’invita. « J’en fais une d’ici peu de temps, quelques chose à propos d’une parution dans un magazine… » (à vrai dire, c’était justement pour fêter la place que le magazine Times lui avait donné) « … tu peux venir si tu en as envie. »

Il s’agissait effectivement d’une de ces questions dont on est censé connaitre la réponse sous peine de passer pour un inculte, et Vayentha ressentit soudainement l’envie d’exploser de rire tant elle se sentait ridicule. Il fallait cependant reconnaitre que les nouvelles technologies étaient le cadet de ses soucis, aussi était-il compréhensible qu’elle ne fût pas très au fait en la matière. Alors elle n’éclata pas de rire et reconnut son ignorance par un humble hochement de tête et un sourire penaud. Elle avait l’impression de déceler une lueur étrange dans le regard de Rory, comme s’il s’en voulait de la lorgner comme il l’avait fait durant les cinq dernières minutes, mais elle ne comprit pas d’où pouvait surgir un tel sentiment de culpabilité. Elle se dit alors que la psychologie masculine avait quelque chose de mystérieux qu’elle ne serait jamais à même de percer à jour et elle préféra se plonger à nouveau dans ces explications nébuleuses sur les réseaux sociaux et les réceptions et... une invitation à prendre part à l’une desdites réceptions. Elle. Vayentha Coates, la chose la plus discrète et réservée et inadaptée et inintéressante de l’univers, conviée à un évènement social. Lâchée seule dans un bouillon de choses frétillantes et menaçantes et bel et bien intéressantes. Elle se sentit légèrement blêmir, comme lorsqu’une proie un peu trop candide réalise qu’un piège vient de se refermer sournoisement sur elle et qu’aucune de ses risibles gesticulations et parades ne parviendra à l’extirper des liens qui l’enserrent. Voilà, c’était la description parfaite de Vaye, qui se tenait là, se disant qu’un bon gros filet à l’ancienne venait de se refermer sur elle mais qu’elle n’en voyait ni les liens ni le dessein et qu’elle était sans doute stupide et paranoïaque mais le comportement de Rory dans son ensemble était tellement suspect qu’elle ne serait pas surprise de constater qu’il y avait effectivement un sale truc caché derrière tout ça. La règle numéro un que lui avaient imposée ses parents quelques semaines auparavant déjà : ne fais plus jamais confiance à un homme. Et elle allait la suivre, cette règle. La suivre à la lettre, très consciencieusement et avec une grande application. Elle n’allait pas rester une seconde de plus en compagnie d’un représentant de la gente masculine aussi grossièrement entreprenant. Elle ne se voyait de toute façon pas parler de son problème devant lui. Hors de question. Cela serait comme signer son arrêt de mort. Alors non non non. Elle plaqua sur son visage le sourire le plus crispé qu’elle eût jamais eu le malheur d’arborer, lissa d’un geste nerveux le tissu impeccable de sa robe et battit lentement en retraite jusqu’à la porte en gesticulant tandis qu’elle se dégonflait avec la grâce d’une adolescente un peu trop à cran. « C’est très, très gentil Rory, vraiment, et ça m’a fait plaisir de te revoir. Sincèrement. Mais je ne peux pas rester et je ne pourrais pas venir à ta réception, tu comprends, je ferais tache au milieu de tous ces gens, je ne connais rien à toutes ces choses, les réseaux sociaux, tout ça, alors je ne voudrais pas te faire honte tu comprends, enfin voilà... Merci pour l’invitation, c’est très, très gentil, mais je ne peux pas... » Elle avait parlé d’un seul trait, le débit de ses paroles accélérant à mesure que son petit corps atteignait à reculons - et à grand peine - la porte et elle se sentit obligée d’agrémenter la fin de son laïus d’un rire qui se voulait chaleureux - n’oublions pas qu’elle avait envie de s’arracher les yeux à mesure qu’elle réalisait le nombre de règles de bienséance qu’elle était en train d’enfreindre en prenant ainsi congé - mais qui sonna au final très faux à ses propres oreilles.

- sujet terminé -