Mon sang se glaça à la minute où j'ouvris la porte. Alors souriante, ce qui montrait le bonheur que je pouvais ressentir, disparut aussi rapidement qu'il était apparu. Jesse. Il se trouvait là, devant moi, sans la moindre honte de venir jusqu'à chez moi. La première fois que je l'avais revu, c'était comme si la vie que je m'étais mise tant de mal à construire, ou plutôt reconstruire, venait de se briser en un instant. Je me souvenais encore parfaitement de ce moment, où il m'avait annoncé qu'il partait, définitivement, dans l'armée. Ce moment où je compris que l'homme que j'aimais, lui, ne m'aimait pas, car on n'abandonne pas ceux qu'on aime. Ce moment où je fus totalement livré à moi-même. J'avais mis des années, bien contre mon gré, à redevenir une femme forte et sure d'elle, qui pouvait être parfaitement heureuse sans avoir personne dans sa vie, et surtout, une femme qui pouvait être une excellente mère. Livia n'avait jamais manqué de rien. D'un père peut-être, mais tout l'amour que j'avais pu lui donner pouvait bien combler cette absence. J'avais tout fait pour elle, absolument tout. J'étais heureuse de la petite fille qu'elle était devenue, drôle, agréable, polie et souriante. Je l'avais bien élevé, et je continuais chaque jour, d'avoir la chance d'assumer entièrement mon rôle de mère, le plus important de ma vie. Le retour de Jesse dans notre vie, ou dirais-je plutôt l'arrivée, m'avait fait chanceler. Je ne voulais pas qu'il détruise toute la complicité et l'amour qu'il y avait entre Livia et moi, il n'avait tout simplement pas le droit, de revenir, après toutes ces années, et de réclamer de voir sa fille. L'idée seule qu'elle puise l'aimer me rebuter complètement. Je ne voulais pas le revoir dans ma vie, encore moins dans celle de Livia. La franchise de Jesse ne m'étonna pas. Il n'était pas très usager de la politesse et du respect, et j'en avais fait les frais. "Après l'abandon, l'harcèlement ? C'est ça l'exemple que tu veux donner à ta fille ?" Tournant ma tête vers l'intérieur, je fus soulagée de voir que Livia se trouvait toujours dans sa chambre à l'étage. Mon regard se posa à nouveau sur l'homme qui était en face de moi. J'avais un mal fou à me dire que j'avais pu l'aimer un jour. "Tu as du culot de te pointer ici, tu n'as aucun droit, tu entends ? Ne me force pas à porter plainte." Jesse me connaissait, et il savait que je ne rigolais pas. Du moins, je l'espérais. Il devait me prendre au sérieux, car je n'étais plus la jeune femme innocente et naïve que j'étais lorsqu'il m'avait laissé, non, loin de là. J'étais devenue une véritable adulte à la minute où Livia était venue au monde, et jusqu'au bout, je me battrais pour son bonheur et sa sécurité.

Autant agacée que blessée, je ne pouvais envisager de le laisser rentrer dans la vie de ma fille, car cela signifiait qu'il rentrerait à nouveau dans la mienne, et c'était bien la dernière chose que je désirais. Comme si sa présence ne suffisait pas à m'énerver, Jesse trouvait le moyen de me faire des réflexions totalement réelles, mais surtout totalement déplacées compte tenu de la situation. "Peut-être que si tu n'étais pas parti comme un lâche il y a huit ans, tu ne serais pas obligé de ramper comme un chien aujourd'hui." Il n'y avait désormais plus que la haine et l'envie de vengeance qui me contrôlait. Je crachais mes mots tel un venin, car je savais où taper pour faire mal, et que j'avais pour la première fois de ma vie, envie de blesser quelqu'un. Bien contre ce que j'avais imaginé, Jesse ne flancha pas, restant impassible, sous le pas de la porte, continuant dans un à la limite du mélo-dramatisme des plus ennuyeux. Levant les yeux au ciel, je ne pouvais m'empêcher de détester son discours d'homme désolé, et son numéro de pauvre victime. A croire qu'aujourd'hui, les rôles étaient échangés : ce n'était plus moi mais bien lui qui me courait après, et lui encore, qui se retrouvait blessé. "Tu te crois si indispensable que ça, Jesse ? Livia n'a pas eu besoin de toi pendant tout ce temps, elle est parfaitement épanouie, et n'a pas besoin d'une personne comme toi dans sa vie." Malgré la méchanceté de mes mots, ma voix se faisait beaucoup plus calme qu'au préalable. J'avais envie de réagir plus en adulte qu'en jeune femme brisée, et je devais montrer à Jesse, mon ancien amour et raison de vivre, que oui, j'étais moi aussi parfaitement satisfaite d'une vie sans lui à mes côtés. Si c'était la vérité ? Je n'en avais pas la moindre idée, je ne voulais même pas y réfléchir, rien que de penser que Jesse comptait encore pour moi me donner la nausée, après tous les moyens employés pour l'évincer de ma vie. Je pris une profonde respiration. Je savais au plus profond de moi que je ne parlais que pour ma personne, sans un instant réfléchir à l'avis de Livia. Ce n'était pas par besoin de domination, mais par simple peur, comme toujours. "Qui me dit que si je te laisse entrer dans sa vie, tu ne vas pas l'abandonner et la briser comme tu l'as fait avec moi ?" Depuis nos retrouvailles, je n'avais jamais été aussi sincère dans mes propos, et même si je ne voulais pas montrer ma douleur et mes souffrances à l'homme qui les avaient causé, je savais que cela faisait partie de moi et que je ne pouvais y échapper.